Associé à de nombreux grands projets, dont la conception du Train à Grande Vitesse (TGV) ainsi que le développement du secteur nucléaire français (d’intérêt national), l’histoire quasi-centenaire du groupe Alstom est injustement méconnue. Cette entreprise hexagonale s’est imposée dans des secteurs stratégiques essentiels (les transports et l’électricité), de sa création en 1928 à nos jours, longtemps synonyme d’excellence à la française. Géant européen du secteur des transports (surtout ferroviaires) et de l’énergie, Alstom a été placé sous les feux de l’actualité en 2014, lors de la cession de sa stratégique branche énergie au groupe américain General Electric (présentée comme un scandale d’Etat).
Par ironie de l’histoire, General Electric s’avère être en partie lié à la création initiale d’Alstom. A l’origine orthographié Als-Thom (contraction d’ « Alsa-cienne » et « Thom-son »), la société-filiale (au départ) naît de la fusion en 1928, d’une partie des activités de la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (implantée à Mulhouse puis à Belfort) et de la Compagnie Française Thomson-Houston, chargée de diffuser les produits et procédés faméricains de General Electric en Europe.
La naissance de cette société-filiale vise à combler un retard hexagonal dans le secteur électro-mécanique. Alstom prend une part considérable dans l’électrification et la modernisation de la France, accompagnée par toute une génération de dirigeants visionnaires et ambitieux. L’épisode de la crise de 1929 et ses effets, suivi des épreuves de la guerre de 1939-45 et de l’occupation retarderont son décollage.
L’après-guerre offrira à Alsthom l’opportunité d’opérer son envol. C’est la mise en application de son programme initial à sa création, à savoir l’équipement de la France en matériel électrique moderne. La période de la reconstruction voit s’opérer des réalisation importantes, appuyé par les pouvoirs publics, principalement menées sous la conduite d’EDF, pour le matériel électrique. Ainsi que sous l’égide de la S.N.C.F., qui est l’organisateur de la politique industrielle dans le domaine du matériel roulant (comptant parmi ses principaux clients avec la R.A.T.P., Saint-Gobain…).
Alsthom poursuit son développement durant les années 1980, réalisant un chiffre d’affaires de 28 milliards de francs en 1988 pour moitié à l’étranger (alors numéro un mondial du matériel ferroviaire). Mais suite des difficultés de gouvernance, commerciales et financières, le groupe Alstom (nouvellement orthographié sans le h) plonge littéralement à la fin des années 1990. La survie du groupe, lourdement endetté, finit même par en être mise en jeu, au début des années 2000.
Un important programme de cessions recentre Alstom sur l’énergie et les transports, le groupe reprenant un nouveau départ, suite à ce sérieux incident de parcours, jusqu’à la cession de sa branche énergie en 2014 à l’Américain General Electric, soit l’abandon de son secteur énergétique. En ce début de XXIe siècle, Alstom poursuit son parcours, son activité étant désormais centrée (pour la première fois depuis sa création) uniquement sur les transports.
Le contexte de la création d’Als Thom
Le groupe Alsthom s’affirme dès sa création, en septembre 1928, comme la plus importante entreprise de constructions électrotechniques en France, dans un domaine d’activités en plein essor, divisé en deux volets complémentaires : l’énergie et les transports. La société-filiale, au départ, s’impose rapidement dans des secteurs de pointe, à l’échelle nationale. Elle participe à des projets dans l’électrification du rail, celle des zones rurales et urbaines (usage domestique, public / para-public et à vocation industrielle), la production et le transport d’électricité (centrales électriques et thermiques, barrages hydro-électriques…).
On peut citer également la contribution significative d’Alsthom dans les progrès réalisés en matière de vitesse dans les transports (tramway, trolleybus, train…). Albert Petsche (1860-1933), Auguste Detoeuf (1883-1947), Pierre Le Bourhis et Georges Glasser (1907-2002) sont autant de figures historiques du groupe. Mais la création d’Alsthom est à replacer dans son contexte conjoncturel (celui du marché de l’électricité français et étranger dans les années 1920), qui est le pourquoi initial de la naissance de cette société-familiale.
Au lendemain de la première guerre mondiale, le secteur de l’électricité, en France, durant les années 1920 (dites les années folles) est en pleine effervescence. Les débuts de l’électricité remontent aux années 1880-90, mais son utilisation à l’échelle industrielle puis domestique se développe réellement à partir du début des années 1920. L’électricité est cependant loin d’être étendue dans toute la France dans l’entre-deux-guerres, notamment dans les zones rurales.
Ce qui ne permet pas encore l’extension immédiate de la consommation domestique, l’électrification de la France s’étant achevée dans les années 1960 seulement. L’électrification du rail est encore partielle. Mais toutefois le marché est prometteur et en plein développement, quelques entreprises étant déjà existantes, bénéficiant pour certaines déjà d’une assez longue implantation (Compagnie générale d’électricité, Schneider & Cie). Le contexte de la concurrence allemande est important à saisir dans la création d’Alstom, liée à la volonté de combler un retard français dans ce secteur.
En effet, à la fin des années 1920, le secteur électro-mécanique hexagonal accusait un certain décalage par rapport à outre-Rhin (A.E.G., Siemens) et au marché nord-américain (G.E.C.). Ce qui est constatable également, par rapport au Royaume-Uni (English Electric), les Pays-Bas (Philips), la Suède (SKF, concepteur du roulement à billes pour les roues de locomotives) ou la Suisse (Brown, Boveri), beaucoup plus avancée, dans le domaine de l’énergie hydroélectrique.
L’industrie électro-mécanique française a alors une implantation plus récente, remontant à la fin du XIXe siècle (années 1880-90), son développement étant moins conséquent. Elle n’occupe alors qu’une part infime des exportations en la matière, dans les années 1920, comparée aux industries allemandes et américaines, dans ce secteur devenu paradoxalement synonyme d’excellence à la française par la suite. Entre également en ligne de compte le contexte historique de l’entre-deux guerres, époque de la création d’Alsthom (septembre 1928), qu’il convient de présenter brièvement.
Pour l’Allemagne, par les effets géographiques du traité de Versailles, un rétrécissement territorial est justifié avec la perte de 10 à 15 % de son potentiel industriel et ces pertes de charbon, de fer, de minerai (le gros étant au profit du territoire polonais, avec le fameux corridor de Dantzig, auquel s’ajoute la perte de l’Alsace et de la Moselle qui redeviennent françaises). S’y ajoute le fait que l’Allemagne est un grand pays exportateur. En 1919, elle n’exporte plus que très peu.
Elle a perdu ses clients : Siemens… Elle ne vend plus aux Américains, aux Britanniques et aux Français. Il faudra un an, deux ans, trois ans pour que les Allemands retrouvent leur place sur le marché du matériel. Cela n’empêche pas certes les trains de rouler, les métros de fonctionner. Mais les entreprises allemandes hésitent à réinvestir et redevenir dynamiques. Cependant, les années 1924 / 28 apparaissent comme des années de redressement et de prospérité et l’agitation hitlérienne ne rencontre alors qu’un faible écho en Allemagne.
La prospérité des années 20 est ainsi caractérisée par expansion et modernisation. Ces années que l’on appelle par exemple en France les années folles, etc. Il n’y a guère que dans les pays vaincus comme l’Allemagne ou l’Autriche où on ne leur donne une appellation particulière : années Weimar, etc. Siemens avait perdu ses usines et ses bureaux techniques au Royaume-Uni, en France et en U.R.S.S. Mais de 1919 à 1924, Siemens ou par exemple AEG ne restent pas totalement inactives et prennent des participations intersectorielles dans d’autres entreprises, dans un objectif de diversification.
Après 1924, les géants Siemens et AEG vont entamer sérieusement le processus de reconquête de leurs marchés étrangers. Après 1926, le marché français donnait aussi des signes de reprise, dans d’autres domaines d’activités. Dans les milieux patronaux français du secteur, une logique de concentration se faisait jour, à cette époque, face à cette reconquête amorcée par la concurrence allemande. Charles Laurent (1856-1939) – haut-fonctionnaire et diplomate, président de la Compagnie Française pour la diffusion des procédés Thomson-Houston, future maison-mère d’Alsthom -, ne disait pas autre chose.
L’inspiration pour effectuer de tels changements a été trouvé en Amérique. Outre un compétiteur, mais plus éloigné que la concurrence outre-Rhin, l’outre-Atlantique constitue un exemple à suivre en matière d’organisation pour les entrepreneurs hexagonaux. Pour reprendre une expression de Thomas PH. Hugues, dans les années 1920, les Européens firent une « seconde découverte de l’Amérique ». Dès avant la guerre de 1914-18, le jeune Raoul Dautry (1880-1951), ingénieur, était revenu fort impressionné d’un voyage aux Etats-Unis, où il avait pu observer la qualité des chemins de fer américains et la construction de la gare centrale souterraine de New York.
A partir des années 1920, de grands groupes électrotechniques américains, comme General Electric, encouragèrent les ingénieurs européens à venir effectuer un stage dans leurs usines pour en étudier le fonctionnement. Les futurs dirigeants d’Alsthom, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Albert Petsche (1860-1933), l’industriel et essayiste Auguste Detoeuf (1883-1947), n’hésitèrent pas à traverser l’océan pour effectuer un pèlerinage industriel. Detoeuf en revint avec ses célèbres Observations de l’Amérique, en 1926, dans lesquelles il réitérait la nécessité de changer les choses. L’un des aspects qu’il fallait transformer en France, c’était cette structure industrielle trop individualisée, de type familial, nuisant à la mise en application de toute politique nationale par absence de synergie.
Au lendemain de la guerre, les écrits ne manquent pas pour dénoncer la dispersion et la petite taille des entreprises françaises. En 1927, Detoeuf préconise la concentration horizontale et de leur côté, Petsche et Mercier (fondateur en 1919 de l’Union d’Electricité, l’UDE, à savoir l’ancêtre d’EDF, créateur et dirigeant de la Compagnie française du pétrole, ancêtre de Total et co-dirigeant d’Alsthom) recommandent la « réalisation d’un programme de large envergure ». Toute une génération de dirigeants ambitieux oeuvrent en ce sens, en France, à cette époque.
C’est dans cette perspective que se conçoit la création d’Alsthom, à des fins stratégiques bien précises, pour concurrencer l’industrie électro-mécanique outre-Rhin (Siemens, AEG) opérant un retour offensif et significatif à la fin des années 1920 (à partir de 1924). Elle a pour l’essentiel récupéré sa position provisoirement perdue sur les marchés européen et mondial, avec un outillage ultra-moderne. La Compagnie Française pour la diffusion des procédés Thomson-Houston joue un rôle majeur, dans ce rapprochement avec la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques.
Avec le soutien de l’IGEC, les hommes de la Thomson approchèrent ceux de la Société alsacienne de constructions mécaniques, pour la création d’une super-société. Le 25 septembre 1928, la société Alsthom ou comme on l’écrivait au début, Als Thom, naît officiellement de la fusion de deux sociétés prestigieuses, la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (S.A.C.M.), représentée par Auguste Detoeuf et la Compagnie Française pour l’Exploitation des procédés Thomson-Houston (C.F.T.H.), représentée par Albert Petsche.
La S.A.C.M. a une implantation plus nationale (née en 1826 à Mulhouse, spécialisée dans la construction de locomotives et matériel roulant, machines, moteurs, groupes électrogènes, chaudières, matériel pour levage, pesage et signalisation, matériel de mines, câbles, téléscripteurs, armes…). Tandis que la C.F.T.H. a une dimension plus internationale. Filiale française de l’entreprise américaine General Electric (en association avec la Compagnie des compteurs), elle a été fondée en 1893 pour diffuser les produits et procédés américains de GE en Europe.
La C.F.T.H. est spécialisée dans la construction, l’exploitation des unités de production – transport d’électricité et des réseaux de tramways électriques, la construction de lignes et du matériel roulant de tramways. Ainsi l’histoire d’Alsthom est intimement liée à celle de General Electric, du moins à titre initial, via la C.F.T.H. Le nom Alsthom issu de la contraction des raisons sociales des deux sociétés-mères, souligne cette double origine.
Les deux sociétés décident de fusionner leurs activités électrotechniques, afin de rationaliser leurs productions et de mieux valoriser des qualités complémentaires. Les deux sociétés souhaitant conserver leur indépendance, la création d’une filiale commune spécialisée dans la construction de matériel électrique roulant et de l’équipement des stations centrales, apparaît comme la meilleure solution. Au début, simple filiale des deux sociétés-mères, Alsthom vient compléter le paysage des entreprises françaises spécialisées, dans le secteur électrique, rejoignant Merlin-Gérin par exemple, fondée en 1920.
Des débuts prometteurs
Dès le départ, les capacités de production d’Alsthom sont impressionnantes. Le siège social est installé au 38 avenue Kléber à Paris. Son capital social est établi à 450 millions de francs. Au total, Alsthom emploie près de 15 000 employés. Des regroupements d’ateliers sont très rapidement effectués, des transferts de fabrication et des réorganisations de services techniques, à des fins d’efficacité. Albert Pestche est le premier président d’Alsthom de septembre 1928 à septembre 1933.
La société-filiale bénéficie du soutien financier immédiat, durant quelques années suivant sa création, de ses deux sociétés-mères. Elle détient à bail pour une durée de vingt-quatre ans, les usines de Belfort, Saint-Ouen, Colombes, Lecourbe, Jarville, Neuilly et Lesquin. L’usine de Belfort reçoit l’ensemble du matériel tournant (sauf les petits moteurs) et les fabrications de mécanique (turbines, chaudières, condenseurs, machines lourdes), dans un souci de réorganisation. Alsthom doit verser en retour des redevances annuelles aux deux sociétés-mères.
A la fin 1929, le Président Albert Petsche se félicite des succès initiaux remportés par la nouvelle société. Cette fusion se fonde sur un projet global, qui est celui du développement de la consommation d’électricité en France. A la fin du XIXe siècle, la production industrielle d’électricité devient possible et les premières apparitions techniques apparaissent, comme le moteur électrique, l’éclairage électrique, le télégraphe et le téléphone. Dès la 1ère année, le chiffre d’affaires a augmenté de 18 %, les commandes s’envolant littéralement avec une progression de plus de 65 %.
Cette fusion permet de s’orienter sur trois axes de développement : les usages domestiques, limités jusque-là au seul éclairage, l’électrification rurale et l’utilisation de l’électricité pour la traction ferroviaire. Alsthom se place notamment à la pointe sur le marché des tramways, sur le plan des réseaux urbains en pleine modernisation, à cette époque. Alsthom crée la société-filiale VETRA (Véhicules et travaux électriques), à cette fin. D’autre part, sous l’impulsion de ses dirigeants, Alsthom se place rapidement à la pointe dans l’industrie ferroviaire électrique, absorbant en 1931, les Constructions électriques de France, ainsi que Jeumont.
La période de l’entre-deux-guerres donne lieu à une diversification et une multiplication en série d’appareils électriques (accumulateurs, chauffage électrique avec l’élément chauffant type Calrod, dont elle devient le brevet). La société-filiale s’associe à de grands projets industriels, jusqu’en 1931, tels le programme d’électrification du rail pour certaines lignes hexagonales, soutenu par les pouvoirs publics. Alsthom reçoit des commandes de matériel électrique pour des centrales électriques ou pour des paquebots (Le Normandie, L’ile-de-France), dans le domaine de la construction navale.
La société participe à la construction et la mise au point de certains types de moteurs (de type compound) et à de nombreuses innovations techniques. Elle collabore également à des projets à l’étranger (Pologne), notamment pour la centrale de Nisko, dans le cadre d’accords franco-polonais.
Les effets de la crise de 1929 et de l’occupation
Mais alors que les capacités de production, les compétences techniques et les perspectives commerciales sont en place, en vue d’accompagner le développement de l’électricité dans la société française, Alstom se trouve frappée par la crise économique de 1929 et ses effets. A partir de l’été 1930, la baisse des cours mondiaux et le resserrement de la demande provoquent une diminution des commandes de machines, affectant d’abord la S.A.C.M. De 1931 à 1936, Alsthom connait des difficultés croissantes, avec un enlisement progressif dans la crise, impliquant une réorganisation rapide, la croissance de la société se voyant quelques peu étranglée.
La Compagnie des lampes (filiale d’Alsthom) doit réduire ses effectifs de 29 % et ses frais généraux de 20 %, pour faire face à l’aggravation des délais, à partir de 1932. Toutefois des commandes de matériel électrique continuent et des projets sont également entrepris par Alsthom, en collaboration avec la S.A.C.M. Un programme de liaison entre le Sud-Ouest, le Massif Central et Paris est lancé. Suite au décès d’Albert Petsche, Ernest Mercier (1878-1955) est nommé président pour lui succéder, en septembre 1933.
D’une famille de pieds-noirs (né à Constantine, en Algérie alors française), polytechnicien, ancien combattant de 1914-18 où il a servi sur le front du Danube, Ernest Mercier est le créateur et premier dirigeant de la Compagnie française du pétrole (ancêtre du groupe pétrolier Total). Industriel visionnaire et engagé, il dirigera la société-filiale Alsthom durant cette période délicate, en compagnie d’Auguste Detoeuf (administrateur-délégué, puis vice-président de septembre 1928 à décembre 1940).
Le contexte économique nécessite de complexes réorganisations devant s’opérer dans des conditions socialement acceptables, notamment à l’égard de la main-d’oeuvre très qualifiée sur différents sites, comme à Belfort et dans diverses sociétés-filiales d’Alsthom, d’où des problématiques sociales spécifiques. L’Etat entreprend de faciliter la situation financière des sociétés ayant contracté des marchés avec lui, dans ce contexte de crise.
Ainsi des décrets sont adoptés en octobre 1935 et en août 1937. Alsthom prend une participation dans la S.I.G.M.A., louant les établissements de Vénissieux et que le Ministère de l’Air avait racheté. L’entrée en guerre ne constitue pas un véritable tournant pour la société. Alsthom recevait déjà d’importantes commandes d’armement. Celles-ci ne font que s’intensifier à partir de la déclaration de guerre en septembre 1939.
La mobilisation générale, décrétée le 1er septembre 1939, jour de l’invasion de la Pologne, d’une large partie du personnel (environ 1 400 des 6 000 employés de Belfort) affecte évidemment la production, mais ne paraît en avoir gravement perturbé le fonctionnement. Il faut attendre décembre 1940 pour que le personnel soit sensiblement équivalent, en nombre, à ce qu’il était avant la défaite.
Les dommages liés à la guerre sont relativement peu importants, au niveau des usines mais le sont davantage pour les matériels. Le programme initial d’Alsthom, par les aléas de la crise économique de l’entre-deux-guerres et de l’occupation, n’a été réellement mis en oeuvre qu’à partir de 1945, à la libération.
L’envol de l’après-guerre, la reconstruction et les « Trente glorieuses »
La société passe un nouvel accord avec ses deux sociétés-mères de façon à pouvoir mieux se concentrer sur les gros matériels électriques à caractère industriel et ainsi appliquer la raison d’être de la société, qui est l’équipement de la France en matériels électriques modernes. Ce recentrage de l’activité dans l’immédiat après-guerre est complété par une reconsidération de la délicate question des loyers avec les sociétés-mères. Les liens sont resserrés avec Thomson et se distendent quelques peu avec la S.A.C.M. connaissant d’importantes difficultés de trésorerie.
Pierre Le Bourhis est l’homme clef de cette période. Il sera président d’Alsthom, succédant à Ernest Mercier, de décembre 1940 à juin 1958. A bien des égards, la période de la reconstruction est celle de l’application du programme initial d’Alsthom. Les réalisations importantes sont enchaînées. L’excellence technique devient l’argument principal de la société pour s’imposer sur les marchés, tant nationaux qu’internationaux. Le rétablissement des relations avec General Electric permet de bénéficier des progrès réalisés aux Etats-Unis.
Les pouvoirs publics insistent pour développer au maximum les capacités de production de la société. Les principales réalisations de cette période sont celles menées sous la conduite d’EDF (barrages et centrales hydro-électriques). L’usine de Tarbes est réintégrée au groupe en 1947. C’est le début de l’implication dans le nucléaire en 1955, avec la participation d’Alsthom avec d’autres industriels français, à l’équipement pour le compte du Commissariat à l’Energie Atomique, du réacteur nucléaire de Marcoule, dont la divergence ou mise en route s’opère sans incident.
Comme E.D.F. pour le matériel électrique, la S.N.C.F. est l’organisateur de la politique industrielle dans le domaine du matériel roulant. Les destructions de 1939-45 sont considérables : 80 % des voies ferrées sont inutilisables, 25 % des locomotives ont été détruites ainsi que 115 grandes gares. La reconstruction offre une belle opportunité de modernisation du réseau ferroviaire national. Alsthom complète sa gamme de produits avec le diesel-électrique. Ces nouvelles locomotives sont amenées à remplacer les locomotives à vapeur pour l’ensemble des lignes non électrifiées. L’électrification constitue l’option la plus ambitieuse et Alsthom y prendra toute sa place.
Cette époque voit s’ouvrir le règne de Georges Glasser (1907-2002), ingénieur civil des mines, à la tête de l’entreprise de juin 1958 à septembre 1975. Il réorganise la société en trois divisions : Gros Matériels (DGM), Matériels Industriels (DMI) et Traction Ferroviaire (DTR). Dès 1959-60, l’entreprise redevient bénéficiaire, après des aléas conjoncturels dans le cadre des trente glorieuses. Saint-Gobain, Air Liquide, la S.N.C.F., la R.A.T.P. et E.D.F. sont ses plus gros clients.
Une part majeure du chiffre d’affaires est réalisée sur le territoire national, mais l’exportation, du Pérou à l’U.R.S.S. est présente significativement. Mais malgré la dynamique amorcée, le contexte économique du début des années 1960 lui offre une conjoncture difficile. Dès 1962, de nouvelles difficultés atteignent Alsthom, les coûts de production croissant sensiblement, se doublant d’une réduction notable des commandes sur le marché national. Le libre-échangisme entre les six pays de la CEE (25 mars 1957) est l’explication causale de cette évolution conjoncturelle.
Le rapprochement avec la CGE
Il faut supprimer les concurrences stériles et le rapprochement avec la Compagnie Générale d’Electricité, ayant absorbé Alcatel en 1966 s’impose, la logique plaidant en faveur d’un accord avec l’autre grande entreprise électrique française. Le rapprochement avec la C.G.E. se traduit à partir de 1965 par la création de trois filiales communes : Alsthom-Savoisienne, Delle-Alsthom et Unelec. L’excellence technique reste la marque de la société.
A la suite de longues négociations, la CGE devient à partir de 1970 le principal actionnaire d’Alsthom. Le groupe commence alors à revêtir, un aspect beaucoup plus financier, avec une structure beaucoup plus étendue et beaucoup plus complexe à saisir, s’éloignant de l’entreprise créée en 1928. En 1971, Alsthom et ses filiales emploient 44 000 personnes pour un chiffre d’affaires consolidé de 3,2 milliards de francs. Au sein de la C.G.E., elle constitue un pôle d’équipements électriques de grande envergure, représentant plus d’un tiers du chiffre d’affaires du groupe et environ la moitié des exportations.
Suite à l’effacement progressif de Georges Glasser, jugé trop attaché peut-être à la culture de son entreprise pour lui imposer les mutations jugées nécessaires, à partir de 1974, c’est Roger Schulz, venu de la C.G.E., qui dirige désormais l’entreprise. La première réalisation du programme nucléaire est la centrale de Fessenheim en 1977. L’année 1979 est marquée par de graves conflits sociaux (à Belfort, Saint-Ouen, Marseille et Saint Florent), dans un contexte de début de crise économique, suite au deuxième choc pétrolier. Alsthom emploie une main-d’oeuvre très qualifiée, d’où des problématiques spécifiques.
A partir de 1981, avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, la C.G.E. est étatisée. Cependant, cette nationalisation ne touche pas ses filiales. Fruit de près de trois décennies de recherche et innovation en matière de rail et de vitesse, la première ligne de TGV est mise en service en 1981, roulant à 260 km / h, puis à la vitesse de 270 km / h en 1983, réalisée en collaboration entre la S.N.C.F. et Alsthom.
En 1988, le chiffre d’affaires réalisé pour moitié à l’étranger s’établit à plus de 28 milliards de francs. Le Groupe est numéro un mondial du matériel ferroviaire, des chaudières à grande puissance et figure parmi les trois premiers mondiaux pour les centrales électriques. Sur les secteurs nouveaux, il est le premier constructeur de moteurs de robots (et même en tête pour les lignes de peinture automatisées de sa filiale Air Industrie Système recevant des commandes de Nissan, Toyota, Fiat ou Citroën). Il est le premier européen du stockage automatisé et le seul constructeur européen à couvrir tous les domaines de l’isolation électrique.
Signe d’une ambition retrouvée, les dépenses de recherche dépassent désormais les 900 millions de francs par an. En 1986, la C.G.E. redevient une société privée. Le PDG de la CGE, Pierre Suard, parvient à faire adhérer Jean-Pierre Desgeorges, PDG d’Alsthom, à ses idées stratégiques. Durant cette période, est opérée le bref accord avec le britannique G.E.C. et en 1989, Alsthom fusionne avec la branche GEC Power Systems du groupe britannique The General Electric Company. Ainsi sous le nom de G.E.C. Alsthom, le groupe devient une coentreprise paritaire franco-britannique, filiale commune de G.E.C. et d’Alcatel Alsthom.
L’avenir du groupe fut cependant assombri par les démêlés judiciaires de Pierre Suard, alors PDG, le poussant à la démission. Cela ouvre la voie à une grave période d’instabilité au niveau de la direction, qui ne prendra fin provisoirement qu’en 2006. Par la suite, les deux maisons mères G.E.C. et Alsthom ont choisi de se recentrer sur leurs métiers de base, l’électronique de défense pour G.E.C. et les télécommunications pour Alcatel Alsthom, devenue entretemps Alcatel. Le mariage G.E.C. Alsthom aboutit au bout d’une dizaine d’années à un divorce.
Alstom sans le h ou un nouvel envol
La nouvelle société indépendante depuis 1998 a pris le nom d’Alstom, sans le h, nouvellement orthographié (signe d’un nouveau départ et plus facile à prononcer dans tous les pays). Début 2003, le groupe connaît une grave crise financière, aggravée par les difficultés de gouvernance et de délivrance de cautions bancaires. Un redressement est opéré par Patrick Kron, nouveau PDG d’Alstom, nommé fin 2002. Endetté de plus de 5 milliards d’euros et décrédibilisé auprès de ses clients après la livraison de turbines défaillantes, le groupe est en difficulté, voire en péril.
X-Mines, ancien de Péchiney et d’Imerys (traitement des minéraux), Patrick Kron s’est attelé à cette tâche ardue de redresser le groupe : cessions d’activités, fermetures d’usines, licenciements… En 2003 et 2004, la charge de travail du redressement a été considérable. Le ministre de l’économie et des finances de l’époque est également intervenu, à savoir Nicolas Sarkozy, via une aide financière étatique et privée. La mission est accomplie quatre ans plus tard, en 2007-08 ou du moins le groupe est désormais redevenu provisoirement viable.
La dette est divisée par cinq et le groupe est de nouveau redevenu bénéficiaire. Pourtant en avril 2014, soit sept ans plus tard, l’agence Bloomberg annonce les discussions entamées entre Alstom et General Electric pour le rachat du pôle énergétique du groupe et de ses brevets (notamment dans le nucléaire, avec la turbine Arabelle, au coeur de l’indépendance technologique française). Alors que l’Etat avait sauvé Alstom de la faillite, dix ans plus tôt, via la montée au capital de Martin Bouygues à la demande de Nicolas Sarkozy.
Patrick Kron décide ainsi de vendre la branche énergie d’Alstom (d’intérêt stratégique national) au groupe américain General Electric (principal concurrent avec Siemens) au terme de courtes négociations. Alstom doit désormais se concentrer, selon lui, sur ses activités de transport, représentant alors deux tiers du chiffre d’affaires du groupe…
Le rachat par General Electric et le recentrage sur les transports
Les conditions de vente d’Alstom Energie à General Electric sont dénoncées par la presse économique. Le journaliste Jean-Michel Quatrepoint souligne que contrairement aux promesses d’Arnaud Montebourg, alors ministre, assurant que le secteur nucléaire resterait sous contrôle français, le protocole d’accord – approuvé par Emmanuel Macron (secrétaire général de l’Elysée) en novembre et voté à l’assemblée générale d’Alstom – place les turbines produites par Alstom sous la coupe du groupe américain. De cette manière la maintenance des centrales françaises donne à General Electric le monopole de la fourniture de turbines de l’ensemble de notre flotte de guerre.
La cupidité et l’incompétence de certains dirigeants est évoquée, ayant fait passer leurs intérêts personnels avant l’intérêt général. Certains y voient un lien direct entre la cession du pôle énergie du groupe à General Electric et l’enquête américaine pour des faits de corruption visant Alstom. Ayant débouché sur une amende de 720 millions d’euros, elle présente des risques judiciaires pour plusieurs cadres, dont Patrick Kron. C’est une des raisons ayant amené une commission d’enquête parlementaire à se pencher sur cet aspect de l’opération.
L’extraterritorialité du droit américain est l’application de lois votées aux Etats-Unis dans les années 1990, sous Clinton. Elle s’étend à des personnes physiques ou morales de pays tiers, en raison de liens parfois ténus entretenus avec les Etats-Unis (utilisation de la monnaie américaine dans les échanges commerciaux ou existence d’une société-filiale de droit américain, située sur le territoire américain). L’extraterritorialité du droit américain couvre des champs aussi diversifiés que le contrôle des exportations sur les pays interdits, la fiscalité des personnes et la lutte contre la corruption.
Controversée, elle est incarnée par le Department of Justic et présentée comme le bras armé de la politique de guerre économique américaine. Alstom est alors visée par une enquête instiguée par le DOJ touchant à une affaire de corruption en Indonésie en 2003, au travers un appel d’offres. Selon Frédéric Pierucci, dirigeant historique d’Alstom, incarcéré aux Etats-Unis lors d’un déplacement, le but de General Electric était d’acheter la compétence d’Alstom dans les domaines du nucléaire. L’annonce du projet de cession est faite, alors qu’il est en détention.
En 2014, General Electric était le leader incontesté dans les turbines à gaz, alors qu’Alstom Energie l’était dans le nucléaire, l’hydraulique et le charbon. Pour GE, le but était d’acheter la compétence d’Alstom dans ces domaines, anticipant la chute du marché des turbines à gaz. Sans cette acquisition d’Alstom Energie en 2014, GE aurait subi l’actuelle profonde crise du gaz, sans rééquilibrage possible sur d’autres activités. C’était un enjeu de survie, le marché mondial des turbines à gaz s’étant effondré depuis.
Les liens étroits entretenus entre l’Etat américain et General Electric n’y sont pas pour rien, le DOJ s’attaquant souvent à des entreprises étrangères concurrentes d’entreprises américaines du même secteur. Condamné à une forte amende par le DOJ, la solution pour l’entreprise étrangère concernée s’avère souvent être le rachat partiel ou total par une entreprise américaine concurrente, s’engageant à rembourser l’amende et à négocier avec la justice américaine pour la levée des poursuites.
Visé potentiellement par une demande d’extradition par la justice américaine, en tant que PDG d’Alstom, Patrick Kron a ainsi négocié directement avec l’Américain GE (principal concurrent avec l’Allemand Siemens ou le Canadien Bombardier et le Chinois CRRC), en tant que PDG d’Alstom. En contrepartie de la vente de la branche énergie, GE s’engageait à régler l’amende-record de 720 millions d’euros à la justice américaine (à même de mettre le groupe à genoux ou du moins de le placer face à de sérieuses difficultés de trésorerie).
Patrick Kron est présenté comme le fossoyeur d’Alstom, ayant fait passer ses intérêts personnels avant ceux du groupe, pour contourner les risques judiciaires encourus pour lui et certains cadres dirigeants. La vente de la stratégique branche énergie est perçue par l’économiste Alain Trannoy comme un acte irresponsable et la manifestation d’un mépris total à l’égard du personnel, des clients, du peuple et de ses représentants. En décembre 2014, les actionnaires d’Alstom votent à 99,2 % des voix la cession du pôle énergie du groupe à General Electric pour 12,35 milliards d’euros et décident d’allouer une prime conditionnelle exceptionnelle de 4,1 millions d’euros à Patrick Kron.
Cette dernière est critiquée par la CGT, y voyant une prime pour casser l’outil industriel donnée avec la bénédiction de l’Etat. Le parquet national financier a indiqué s’être saisi de l’affaire après qu’un député ait émis des soupçons quant à un potentiel pacte de corruption impliquant Emmanuel Macron, pointé du doigt dans la vente controversée d’un fleuron de l’industrie française sous son ministère.
En 2016, GE annonce la fermeture du site de Belfort pour 2018. La même année, Alstom annonce la vente de ses participations dans ses trois co-entreprises avec GE, dans le domaine du réseau électrique, du nucléaire et des énergies renouvelables. Un recentrage est effectué sur les transports et un projet de fusion est esquissé avec Siemens. Henri Poupart-Lafarge est nommé PDG, le 1er février 2016, pour succéder à Patrick Kron. En juillet de la même année, la SNCF commande à Alstom une centaine de TGV du futur sur une décennie, pour un total de 3 milliards d’euros.
Le 6 février 2019, la Commission européenne rejette le projet de fusion entre Alstom et Siemens Mobility, l’autorité européenne estimant que cette fusion ne respecte pas les règles de concurrence au sein de l’Union Européenne. Le gouvernement français parle d’une erreur économique, arguant que cette décision avantage le mastodonte chinois CRRC au détriment d’entreprises européennes. Cependant, le constructeur ferroviaire Alstom publie un bénéfice net annuel en hausse de 87 %, à 687 millions d’euros, pour son exercice 2018-19, ayant engrangé 12,1 milliards d’euros de commandes.
Ainsi, bien que très éloigné de sa taille initiale, Alstom peut s’appuyer sur des bases financières solides à l’orée 2020, en vue d’élaborer un nouveau plan stratégique. Désormais recentré sur les transports, l’histoire d’Alstom continue de s’écrire, une nouvelle feuille de route étant à tracer pour le groupe quasi-centenaire, en ce début de XXIe siècle, dans un contexte de concurrence mondiale impitoyable et débridée…
J. D.